« On avait entendu la veille que les Américains étaient à Morangis, raconte Marie-Claire Ballin.
Alors quand les chars sont arrivés dans l’après-midi, on a cru que c’était eux.
Et puis, devant chez nous, on a entendu un tankiste s’exclamer « Ah merde, le con ! ».
Mon père s’est écrié « Ah, c’est bien des Français ! ».
C’était déjà une joie d’être libérés, mais encore plus par des Français ! »
«Mais la partie n’est pas jouée. Warabiot a eu raison des batteries de Wissous. Il se heurte aussitôt à un autre bouchon devant Rungis. Le combat reprend, confus cette fois. Rivé aux rues, de plus en plus construites, sans possibilité de déborder, il est obligé de faire front et, à chaque incident, de lancer son infanterie pour réduire barricades ou tireurs isolés retranchés dans les pavillons. La progression s’arrête, repart. S’arrête encore. Il va falloir près de deux heures pour effectuer les quatre kilomètres suivants.
Putz, au centre, n’est pas mieux loti. Il est, encore plus que Warabiot, lié à la Nationale 20. Sur sa droite, les ruelles d’Antuny constituent un labyrinthe inextricable dont il lui serait impossible de se dépêtrer et qui lui réserveraient trop de mauvaises rencontres.
— Poussez, poussez, demande-t-il à Sarrazac et à Branet, avec les gestes d’un demi de mêlée. Il faut que ça cède…
Et « ça » cède. Pas toujours du premier coup. Mais les Shermans canonnent sans arrêt.
Les officiers de liaison d’artillerie, grimpés dans les étages, guident le tir des 105 qui se mettent en position au hasard des placettes, des carrefours. Ils pilonnent les barrages, les carrefours suspects. Ils arrosent, sur les flancs, les batteries antiaériennes qui mitraillent les fantassins.
Et il y a la foule. Elle va et reflue, en un incessant mouvement de vague. Dispersée par les arrivées, elle commente les départs, insouciante des éclats perdus, des balles folles qui, de temps à autre, frappent dans ses rangs. Des bouteilles passent de main en main, arrivent jusqu’aux blindés, d’où s’en vont, par le même chemin, biscuits, boîtes de ration, cigarettes.
C’est un spectacle inoubliable pour ceux qui le vivent. Avec ses incidents, tragiques ou simplement cocasses. Le second maître Meté, chef de bord du T.D. Audacieux, signale un blessé, le matelot breveté Manet.
— C’est grave ? demande l’enseigne de vaisseau Lacoin.
— Non. Il a reçu un bouquet de fleurs. D’un quatrième étage… Ailleurs, un 88 percute, en plein milieu d’un rassemblement hérissé
de drapeaux tricolores. La foule se disperse. Ne reste qu’un enfant, la jambe arrachée, que Suzanne Torrès, la « Rochambelle », qui se trouve pratiquement en pointe, avec les chars de tête, évacue aussitôt sur l’hôpital américain de Dourdan.
Il est quatre heures de l’après-midi. Warabiot a débordé Rungis.
— Portez-vous sur la Croix de Berny, ordonne Billotte : Putz y est sévèrement accroché…
Warabiot s’exécute. Il effectue un quart de tour sur sa gauche. Devant lui, un peu en retrait à droite, la prison de Fresnes, bâtiment sombre, sinistre, inquiétant avec ses murs de brique percés de lucarnes, suspectes comme des meurtrières.
Les chars de Witasse se sont déployés sur le trottoir, abrités derrière les ormes. L’avenue est barrée de tranchées protégées de chevaux de frise, défendues par les blockhaus de sacs à terre. Le passage est bloqué, semble-t-il, par un système cohérent.»
Extrait de “La 2e DB” – Erwan Bergot – Presses de la Cité – 1980
RUNGIS – Infos